DU SEL ET DES HOMMES

La côte sud de la Péninsule Ibérique, l’ancienne orla maritima des Romains, est encore aujourd’hui une des régions d’Europe où le temps présent et le temps passé se combinent (malgré l’invasion touristique) pour créer une atmosphère irréelle de temps suspendu en notre propre temps. Pour le voyageur qui arrive au sud du Portugal par avion à Faro, la vue aérienne des salines géométriques, de forme carrée ou rectangulaire, est un spectacle inoubliable, même s’il dure une minute ou deux. Au sol, c’est une autre affaire. Un paysage comme un labyrinthe , quelquefois à perte de vue et qui au coucher du soleil peut nous rappeler la peinture métaphysique d’un Giorgio de Chirico, habitat permanent d’oiseaux rares et aussi, pendant la saison, de travailleurs du sel.

C’est ce monde entre le naturel et l’artificiel que Thérèse Joly a lentement découvert pendant ses visites au Sotavento de l’Algarve. Avec un œil d’aigle, elle a photographié de simples détails dépourvus de référence, et les hommes travaillant le sel avec des techniques qui ont peu changé depuis les temps anciens.

Le sel était dans l’Antiquité non seulement un produit pour la cuisine et la conservation des aliments, mais il était aussi employé comme monnaie d’échange. Il a donné son origine au mot salarius qui est devenu le salaire de notre temps. Aujourd’hui on peut voir encore en Algarve des techniques de travail pas très différentes de celles d’il y a deux mille ans. Et c’est à Tavira, une très ancienne ville, qu’on peut voir encore la production de la flor de sal, la fleur du sel.

Thérèse est partie à la découverte de ce monde, si près de nous mais souvent totalement ignoré, et avec son intuition poétique nous a dévoilé la profonde relation entre l’homme, l’eau et le sel.

 

Bartolomeu dos Santos, graveur

Postface du livre Le Sel-sous le vent de l’Algarve de Thérèse Joly

LeSel-2

ARTICLE DE PRESSE

L’image photographique appelle toujours un double regard. D’une part, elle offre un document : une photographie dans sa profondeur part toujours de la captation de la réalité comme combinaison d’un temps et d’un espace physique. La photographie atteste que le photographe était là à un moment donné avec la certitude d’être témoin de quelque chose et que par la saisie de cet événement il fait acte de création. Ce regard se détecte dans toutes les photographies (même dans les images digitales le caractère du document imprègne la photographie dès sa naissance). Il existe un autre regard non moins fascinant que le premier, où l’oeil de l’auteur, du photographe, a la capacité de sélectionner entre des milliards d’images, l’image voulue qui permettra de traduire avec exactitude sa subjectivité.
Les photographies de Thérèse Joly et notamment cette série Le Sel convoquent un regard double. La photographe a travaillé en Algarve, dans les salines qui se trouvent entre les villes de Faro et Tavira, au sud du Portugal.
Ses images nous montrent le caractère ancestral et antique de cette activité romane. L’extraction du sel se pratique probablement depuis plus de deux mille ans de la même façon méthodique, avec patience, comme ces photographies nous donnent à l’entrevoir. Toutefois, l’oeil de Thérèse Joly transforme ce qui pourrait être un document à caractère ethnographique en un dessin architectural mais éphémère. Rares sont les personnes qui apparaissent dans ses photographies, les hommes qui transportent le sel ou qui s’occupent de l’entrée et de la sortie des eaux dans chaque bassin donnent l’impression d’aller et venir sans dessein précis. La force de la lumière dans un contraste clair et obscur accentue l’implacable travail humain guidé par la force de la nature. Carrés, parallèles, obliques et perpendiculaires nappent un espace sobre dans lequel s’élèvent des pyramides blanches ou des toits pointus que l’on devine rouges! nous le devinons, puisque la photographe n’utilise que le noir et blanc, si remarquablement.
Au fond, nous sommes confrontés à un travail qui fait siens les fondamentaux du dessin. Nous ne pouvons pas oublier ce qui se dégage de la surface plane du papier pas plus que l’incrustation en profondeur de ces salines, parfois estompées, tant ceci semble anachronique. Voilà ce que nous révèle Thérèse Joly.
Par son utilisation singulière du noir et blanc elle accentue le caractère quasi irréel de ces lieux et nous les rend beaucoup plus proches que ne le ferait l’esthétique du documentaire. Ces photographies montrent une réalité que la photographe s’approprie d’une manière très rare à notre époque et dans un geste artistique en parfaite cohérence avec un regard qui nous parle du commencement et s’en détache toujours et encore.
Ainsi l’appel à la poésie lancé par Thérèse Joly en associant ses images à des poèmes de Michel Butor, est particulièrement bien venu et pertinent. Cette association libre entre le poème et la photographie fait naître une magie dans l’ordre apparent des choses.

 

Luisa Soares de Oliveira
Critique d’Art
Traduction de Louis Delsart

JOURNAL « PUBLICO », Lisbonne
Le Sel — sous le vent de l’Algarve, Centre Culturel de Cascais